En lice pour de nombreux Prix, lauréat du Prix Goncourt des Lycéens, Frère d’âme, le premier roman très remarqué de l’auteur franco-sénégalais, David Diop (Seuil, 2018) faisait là encore partie de ces livres que je voulais ardemment découvrir. Audiolib m’a permis de m’y plonger…
L’histoire…
Nous sommes en 1914, la Première Guerre Mondiale vient d’éclater. Le récit que vous allez entendre ne va pas vous laisser indemne, autant vous prévenir tout de suite : présenté sous la forme d’une longue confession d’un homme en proie au délire, celle de Alfa Ndiaye, un jeune homme de vingt ans qui fait partie des tirailleurs sénégalais venus à la métropole pour rejoindre les rangs français, il va vous saisir par sa vérité, son réalisme, sa cruauté, sa violence.
L’horreur, Alfa la vit et la côtoie tous les jours aux côtés de son frère d’arme, son frère d’âme, son plus-que-frère, son ami de toujours, Mademba Diop – on remarque qu’il porte le même nom que l’auteur – qui était celui des deux qui avait voulu sauver la mère patrie, la France, […] face aux petits soldats aux yeux bleus.
Le jour où Mademba, mortellement blessé par la baïonnette de l’ennemi, supplie par trois fois Alfa de l’achever, tout bascule.
Pendant que les autres s’étaient réfugiés dans les plaies béantes de la terre qu’on appelle les tranchées, moi je suis resté près de Mademba, allongé contre lui, ma main droite dans sa main gauche, à regarder le ciel froid sillonné de métal.
Refusant de se soumettre à la volonté de son frère d’âme, il va sombrer définitivement dans la folie et la culpabilité, au point de semer la terreur dans le camp ennemi avec le coupe-coupe avec lequel il débarrasse l’allemand de ses mains. Habité par le remords, l’envie de satisfaire sa vengeance, son besoin de torturer, il se mue en machine à tuer, féroce, assoiffée de sang, insatiable de souffrance. Au départ acculé par les siens, les Toubabs et les Chocolats d’Afrique noire, à qui il rapporte ces mains comme des trophées, il finit par être considéré comme fou, malade, comme un dévoreur du dedans des gens, un dëmm, et par être écarté à l’Arrière pour être soigné. Dans sa folie et sa solitude, il entrevoit les tranchées comme les lèvres d’une femme, peut-être de celles de Fary Thiam qu’il aimait tant, dans son village, et qu’il a quitté pour aller tuer, bêtement. Il évoque des souvenirs de ses années au Sénégal, dans ce village de Gandiol d’où il a été tiré avec son plus-que-frère, il y a des milliers d’années.
Des pages poignantes, qui nous font entrevoir l’horreur et l’injustice de la Guerre. Sa bêtise aussi. Qui nous montrent des hommes devenus sauvages, violents, dénués de toute humanité.
La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie et comme nous sommes obéissants, moi et les autres, nous jouons les sauvages. Nous tranchons les chairs ennemies, nous estropions, nous décapitons, nous éventrons.
Frère d’âme est un récit court, mais d’une densité et d’une puissance incroyables. On pénètre totalement dans l’esprit devenu malade de cet homme qui, comme tant d’autres soldats venus d’Afrique, a servi de chair à canon. David Diop a réussi à donner voix à ces grands oubliés de la Grande Guerre qu’ont été les tirailleurs sénégalais – presque 30 000 d’entre eux y ont péri -, en empruntant leur langage, leurs mots, leur drame.
Un roman coup de poing qui me hantera longtemps.
La narration…
Lui-même sénégalais, Babacar M’Baye Fall a un véritable talent de conteur. J’avais l’impression, en l’écoutant, d’entendre un sorcier murmurer une légende, nous confier un grand secret, un soir, au coin d’un feu. Il incarne avec un incroyable réalisme la démence prenant peu à peu le pas sur la raison du soldat, le basculement de l’homme vers la bête assoiffée de rage, de vengeance. Il m’a tour à tour impressionnée, effrayée, a éveillé ma pitié. Un narrateur parfait pour ce roman, autant que pour son personnage principal !
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