« Le Prince de ce monde » d’Emmanuelle Pol : un fascinant conte apocalyptique

Dans ma valise de lectures confinées, j’ai également glissé Le Prince de ce monde d’Emmanuelle Pol publié aux Éditions Finitude. Je les remercie, ainsi que l’Agence La Bande grâce à qui je fais décidément de merveilleuses découvertes !

Mariée à un avocat (Paul) et mère d’une adolescente (Violette) que l’on verra évoluer au fil des pages, la narratrice, employée-planquée d’un musée poussiéreux de la capitale, est le parangon de la quadragénaire intellectuelle, athée, témoin tranquille d’une époque où tout se fissure.

Lors d’une soirée chez un ami, elle fait une rencontre très singulière : celle d’un homme mystérieux qui, d’emblée, l’intrigue par son érudition, son charme, ses propos d’une séduisante lucidité.

Avec cet homme qu’elle ne désignera plus que par le pronom il, elle va entretenir une relation déroutante à laquelle elle aura toutes les peines du monde à mettre fin, malgré l’horreur que cet être froid et secret, cruel et sadique, lui inspirera rapidement. D’autant plus qu’elle en est convaincue : il est l’incarnation du mal absolu.

« Le diable existe, je l’ai rencontré. »

Depuis qu’elle le connaît en effet, la situation d’un monde en déliquescence n’a fait qu’empirer, la situation de son monde à elle, aussi. Elle remarque que dès que quelqu’un lui cause du tort et qu’elle s’en confie à lui, il lui arrive malheur. Cela la fascine autant que cela l’effraie. Et s’il en venait à lui faire du mal, à elle, suite à leur rupture ? À Paul, à Violette ?

Lorsqu’enfin, elle arrive à le quitter, ce ne sera pour elle que le début d’un cauchemar où elle pensera reconnaître son œuvre dans chaque drame, dans chaque accident d’un proche, dans chaque propos étrange de sa fille. Elle se sentira, à chaque seconde, observée comme une bête traquée par une menace invisible. La folie finira par la gagner, peu à peu, et étrangement, par la réveiller de cette léthargie passive dans laquelle elle était enfoncée depuis longtemps…

Le médicament était efficace : juste assez pour rendre le monde acceptable.

Emmanuelle Pol nous offre une fable à mi-chemin entre le conte fantastique – cet homme, l’a-t-elle imaginé et ses méfaits, les a-t-elle fantasmés ?-, le roman catastrophe et le récit apocalyptique – les titres en latin, inscrits au frontispice de chaque chapitre, ne sont pas anodins. Dans cette réalité dans laquelle évoluent ces personnages, le chaos a trouvé sa place dans tous les interstices. Dans le moindre coin d’espoir s’est insinué la noirceur. Et c’est ce qui rend cette lecture si troublante. Cette époque qu’elle décrit se fait le miroir aggravant de celle que nous vivons, tout ce qui s’y passe n’est qu’un enchaînement de drames : crises migratoire et climatique, attentats, émeutes, scandales politique et financier, montée et victoire des extrêmes… Dans ce monde, aussi, tout est sombre, grave. Même les sentiments sont bafoués : tout le monde se trompe, se ment, se fréquente sans pour autant s’apprécier.

Je n’ai pas réussi à lâcher ce livre, fascinée par ce monde dépeint par l’autrice qui ressemblait à s’y méprendre au nôtre. Je me sentais sous l’emprise de cette narratrice pourtant si peu sympathique, figée dans son confort, égoïste, égocentrique, adultère, guère appréciée de ses collègues du Musée et même de sa fille. Et encore moins de moi, une de ses lectrices. Simplement obnubilée par elle-même alors qu’autour d’elle, tout s’effondre. Un personnage somme toute assez médiocre et peu attachant, mais qu’on ne peut se résoudre à abandonner en chemin. Peut-être parce qu’elle nous rappelle un petit quelque chose de nous, de cette habitude que nous avons pris de fermer les yeux sur les horreurs de notre monde, de cette tendance à finir par voir dans le mal une banalité. Jusqu’à ce qu’il vienne frapper à notre porte, s’immiscer dans notre vie, semer la haine dans nos familles. Jusqu’à ce qu’il fasse vaciller toutes nos certitudes.

Vous savourerez aussi le style de l’autrice qui n’avait pas écrit depuis cinq ans et qui a trempé l’encre de son inspiration dans les drames qui secouent notre siècle, et en particulier, dans les attentats de Bruxelles. La précision de ses métaphores a frappé mon imaginaire comme un uppercut. Son cynisme, aussi.

À quoi bon leur casser leurs illusions ? La vie s’en chargerait bien assez vite.

Chères lectrices confinées, chers lecteurs confinés, si vous cherchez une lecture pour vous distraire, passez votre chemin. Chaque page risquerait de vous faire souffrir, vous faisant, peut-être, par la même, passer à côté d’un grand roman. Attendez un peu afin de pouvoir le savourer pleinement.

Et pour les autres… Emparez-vous de ce roman sans plus attendre !

Le Prince de ce monde d’Emmanuelle Pol, Éditions Finitude.